+ Après +
Roue libre, roue libre, voiture cabossée retournée sur le capot. Un phare qui clignote, lentement, accrochant le regard des papillons de nuit, des passants désabusés. Quoi, encore une voiture plantée. Parebrise déchiré, craquelé en une toile d’araignée dérangeante. La taule qui se fendille, qui crisse, sous le poids de la carcasse métallique, sous le poids de la mort qui se penche sur elle. Le calme froid de la nuit, le vent frais qui s’engouffre par les vitres explosées. Et le corps, renversé, crâne en avant, pourfendant le tableau de bord. Le sang clapotant sur la moquette. «
Une Clio toute neuve », qu’elle entend, d’une voix froide, implacable.. Axelle est là, aussi, dans la voiture, sauf qu’elle n’a rien. La ceinture la retient tête en bas et ses yeux contemplent le résultat d’une mort lente, douloureuse, l’agonie d’une jeune femme qu’elle ne connaissait que trop bien. «
Pas possible d’en retirer quoi que ce soit. Bonne pour la casse. Elle avait tant économisé pour cette voiture. » L’oiseau coincé dans la cage a envie de hurler – son cœur cliquète au rythme de son souffle saccadé. Elle se débat avec la ceinture de sécurité, mais elle lui enserre la gorge, la retient prisonnière de son propre cauchemar.
Elle est morte ! Elle est morte putain, on s’en fout de la caisse ! Les mots s’étranglent dans sa gorge alors que les pensées s’entrechoquent dans sa tête. «
Un bleu anthracite comme on ne fait plus, en plus. Quel gâchi ! Quel immonde gâchi ! » Axelle hurle, hurle, hurle, mais rien ne sort, comme si tout était étouffé, comme si rien ne pouvait sortir d’entre ses lèvres. Elle hurle à n’en plus pouvoir, à tel point que ses poumons explosent, confettis de chair fêtant la mort de son amie, de sa sœur, de sa cousine, de celle qu’elle a tué, presque, de ses mains, de ses mains, de ses mains. La cage thoracique béante, Axelle lève lentement la main pour effleurer les cheveux bruns de Nöys.
*
6h45, le temps de se lever, de voir les couleurs de l’aube iriser le ciel, en même temps que la tristesse colorer ses jours, son quotidien, le moindre de ses souffles, de ses envies, de ses besoins. Allez. Rien qu’une journée de plus. Non. Rien qu’une respiration de plus. Rien qu’un battement de cil. Et ensuite un autre. Et elle avancerait comme ça, pour toujours, le souffle entrecoupé de ceux de sa défunte cousine.
Rentre bien Nöys. Rentre bien. Oh oui, elle était bien rentrée dans cet arbre, là, brisant la nuque, la colonne vertébrale, chacun des os de ses mains. Ses jambes morcelées, petites allumettes embrasées par le feu acide du bête accident. La voiture qui prend feu, qui explose – ah non, ça c’était dans les films – et qui ne laisse pas même une dépouille à pleurer. Rien que l’embrun amer de la tristesse, iode corrodée bouffant tout sur son passage. Axelle ne pleurait même pas. Elle ne pouvait pas – sa cousine ne pouvait plus pleurer elle, alors pourquoi Axelle en aurait le droit ? La culpabilité, chimère noire appuyant sur ses épaules, l’avait guidée quelques temps. Un mois. Puis deux. Et tout avait explosé en elle, feu d’artifice étincelant menant à une issue désagréable, mais néanmoins nécessaire : elle ne pouvait plus faire comme si de rien n’était. Elle ne pouvait plus se lever le matin pour aller au travail, pour sourire, pour rire avec les gens, pour s’inquiéter du monde. Ax ne voulait plus de cette langueur.
7h, le temps d’essayer de sortir de son lit. En avait-elle seulement la force ? Elle aurait dû l’arrêter ce soir-là. Elle aurait dû. Où avait-elle la tête, bordel ? A chaque coin de rue, elle s’attendait à voir sa cousine sauter dans ses bras – ah ah, quelle bonne blague je t’ai faite Ax, tu devrais voir ta tronche de déterrée, tu dors plus, mais pourquoi ? Ah, tu me vois tous les soirs dans tes cauchemars ? C’était une blague, je suis là maintenant, je suis là.
Résultat ironique de l’expérience : Nöys n’était jamais venu lui révéler le canular.
Pourtant, Ax n’était du genre naïf. Elle ne s’était jamais spécialement cachée derrière les pans d’un mirage. Elle était optimiste, oui, mais pas… pas comme ça… Pas ce genre-là… Alors, ne supportant plus le reflet dans le miroir, ne supportant plus l’amour de Caleb au cœur de son regard, elle s’était enfuie. Evanouie. Partie. Désagrégée. Comme Nöys, la fumée de l’accident l’avait emportée, loin, si loin.
+ Avant +
Axelle avait conscience qu’elle n’était pas forcément facile à vivre. Impulsive, têtue si ce n’était bornée, rayonnante d’une touche d’arrogance qu’elle portait plus pour se protéger que parce qu’elle y croyait réellement, beaucoup de défauts jetés sur une toile qu’elle essayait d’ordonner dans l’espoir d’en faire quelque chose. Elle aimait tenir tête aux gens, aux choses, à la vie, parce qu’elle aimait ce frisson de se sentir toute-puissante lorsqu’elle maîtrisait les choses. Maîtriser les choses. Les contrôler. Ca, elle aimait, oh oui. Elle n’aimait pas quand ça lui échappait, quand ses doigts se refermaient sur le vide. C’était d’ailleurs pour ça qu’elle avait toujours rêvé de devenir photographe. Pouvoir capturer l’exact moment, celui qui immortaliserait tout ce qu’elle avait à dire, à faire ressentir. La photographie – elle pouvait faire bouger ses modèles, et même la nature semblait se plier à ses désirs lorsqu’elle passait une heure à attendre
le bon moment. En voilà, un domaine rigoureux, où elle pouvait être Reine de son petit monde. Rien n’était trop beau pour elle. Eduquée par un père qui aurait préféré un garçon, elle avait bien vite compris que pour obtenir ce qu’elle souhaitait, elle aurait à se remonter les manches. Rien ne lui était dû, tout restait à conquérir. Trifouillant dans les circuits électriques, abattant un marteau sur un clou, ponçant les murs du garage, voilà à quoi elle était embauchée le week-end. Mais elle s’en moquait – au contraire, elle aimait ça, passer de longs moments avec son père. Il parlait pas beaucoup son père, mais c’était toujours pour dire un truc intelligent. Ancien ingénieur, il avait délaissé ses grands projets au profit d’une cause beaucoup moins agréable, un cancer plantant ses griffes dans ses reins, embrassant son corps, se collant à lui comme l’ombre d’un ancien amour. Il en parlait pas beaucoup, de ça. Axelle, elle continuait de planter les clous, et elle lui souriait. «
C’est bien, Ax. C’est bien… soupirait-il, presque pas malheureux d’avoir une demoiselle pour progéniture. » Troisième née de la famille, Ax avait eu de frères mort-nés, et elle pouvait lire le bonheur d’avoir enfin un petit être lui ressemblant dans le regard de son père. «
Tu sais… Je suis fier de toi. Très fier. » Qu’il lui avait dit, même, un jour, alors qu’elle venait d’obtenir sa graduation. Ah, elle avait même pas rougi, simplement un sourire éclatant, comme une gamine ayant reçu le plus beau cadeau du monde. Il avait un pli soucieux sur le front, et pourtant l’éclat honnête et sincère au fond de la rétine. «
Ouaip. Tu feras une très bonne ingénieure. » Ah, monde qui se brise, éclatant en mille morceaux. «
Mais p’pa, j’voudrais faire de la photo moi… - Oui, oui, tu en feras le week-end bien sûr, on ne va pas t’empêcher de pratiquer ta passion. Mais tu deviendras ingénieure, comme moi. – Non. » Héhé, le non qui résonne, qui claque, parce que non, elle ne deviendrait pas ingénieure, certainement pas !
*
Cris, colère, rage et désespoir plus tard, voilà qu’ils s’étaient mis d’accord. Un compromis. Ingénieur, ça voulait tout et rien dire, en fait. Alors elle avait dit ok pour un école d’ingénierie, spécialisée dans le numérique et dans la modélisation. Travailler sur son ordinateur toute la journée, réaliser des cahiers de charges, modéliser les produits et les concevoir… Là aussi, elle serait Reine de Cœur régnant sur le Pays des Merveilles. Que demander de mieux ? Ce n’était pas forcément le métier de ses rêves, mais au moins ses parents lui foutaient la paix un moment. Plutôt douée à l’école, la jeune femme adorait apprendre, découvrir, comprendre – alors ça plutôt qu’autre chose… Elle espérait aussi secrètement de pouvoir percer dans la photographie, ce qui lui aurait évité de devoir travailler dans une grande entreprise… Mais la jeune femme, même élevée dans un milieu plutôt modeste, savait apprécier les bonnes choses. Elle voulait un travail qui lui rapportait, un travail qui lui permettrait d’être indépendante. Non seulement de ses parents, de sa famille, mais aussi et surtout d’un futur compagnon. Elle ne pourrait supporter de vivre aux crochets de quelqu’un. Alors voilà : c’était d’accord pour l’ingénierie numérique.
*
Autre composante incroyablement importante de sa vie… Un certain Caleb. Que dire ? Par où commencer ? Si on avait dit à Axelle que tout ça finirait de cette manière… Elle aurait ri. Beaucoup. Patchwork incompréhensible de moments volés au fil des ans, ils avaient été amis, meilleurs amis, ennemis, et maintenant amants. Oh, dans son impulsivité sourde, dans ses élans passionnés, Ax l’avait haï – il était gentil Caleb, mais elle avait l’incroyable don de pouvoir se fâcher avec n’importe qui. Ca ne durait jamais bien longtemps, léger hiatus dans un océan de bonheur, clichés barbants et rébarbatifs que l’on connait tous des meilleurs amis transis d’amour sans pouvoir s’avouer quoi que ce soit. Axelle et ses airs de princesse, incapable de s’accrocher, de s’attacher, d’aimer pour de bon, pour de vrai. Et Caleb le chevalier servant, curieux mais maladroit, optimiste et généreux, celui qui avait toujours été là en cas de besoin… C’était lui qui avait fait le premier pas, chose incroyable qu’Ax ne s’expliquait toujours pas. Beauté de deux âmes qui s’entremêlent, qui s’accordent, qui partagent la même passion. Inconcevable mais vrai – voilà qu’elle s’attachait. Non. Ca ne se pouvait pas. Tétanisée à l’idée d’être approchée par quelque chose d’autre que sa solitude, elle avait d’abord repoussé tout ça, avant de voir qu’il était beaucoup plus agréable d’y succomber. La famille qui s’éructe, qui ne comprend pas ce qu’elle voit chez ce garçon de (trop) bonne famille. «
Il te brisera le cœur, Axelle, » qu’elle lui avait dit, sa mère. «
Oui m’man. » La brune avait souri de toutes ses dents – l’hypocrisie n’était pas son genre, mais elle avait compris qu’avec ses parents, acquiescer et dire amen à tout semblait être la seule solution valable. Trois ans après, ils n’appréciaient toujours pas plus le fils Marshall, ce qui confortait largement Ax dans son idée de baisser les armes. Elle était mordante, elle était carnassière, mais pas idiote pour autant - laisser couler, elle était gagnante au final. Elle avait tenté les cris, les pleurs, le volcan de lave au début. Rien n'avait fait. Elle avait préféré la défense. Surtout que quelques mois plus tard, le doux cancer emportait son père six pieds sous terre.
Voilà qu’on lui retirait un premier pilier.
*
Vingt-quatre ans, un diplôme en poche, des rêves pleins la tête, une envie d’indépendance, de ne plus vivre chez ses parents. Enfin, pouvoir voler de ses propres ailes, réfléchir à la vie, au futur. Et l’accident con, bête, qui explose tout, qui déracine. Nöys, belle Nöys, fauchée. Emportant au passage le cœur et la raison d’Axelle, dans un chuintement malheureux des roues qui quittent le béton. L’envie de fuir, de tout laisser de tomber – plus possible, de vivre avec ça sur le cœur, dans le corps. Plus possible de vivre avec l’esprit encombré. La fuite, loin, quelques temps, avec le prénom de Caleb qui clignote en pixels désillusionnés sur son portable. Elle regarde, contemple son cœur s’éparpiller un peu plus mais ne peut pas décrocher. Elle ne peut pas s’y résoudre. Elle ne veut plus être aimée. Elle ne le supporterait pas. Qui pouvait aimer Nöys maintenant ? Personne, parce qu’elle était morte. Le temps qui passe, qui s’écoule, qui file, alors qu’elle n’est plus qu’une coquille vide. Elle a l’impression que l’objectif de son appareil photo est brisé. Ce départ ne soigne rien. Il ne panse pas ses plaies. Elle est ridicule – il n’y a que le fantôme de son ancienne vie pour la poursuivre, pour estampiller un peu plus ses nuits désordonnées. Revenir, pour qui, pour quoi faire ? Retrouver un petit-ami indulgent, qui avait toujours été là pour elle, et qu’elle avait abandonné ? Abandonné. Son pire cauchemar, voilà qu’elle le répercutait sur la personne qui comptait le plus pour elle. Et tous ceux qu’elle avait abandonné dans son sillage : amis, famille… La honte, transperçant son être, accompagnant chacun de ses pas, chacune de ses pensées.